A la découverte des fantômes du Sud

“Wherever you go have a coke!” Direction Atlanta, Charleston et Savannah: nous y sommes allés il y a un an déjà et je m’étais juré de vous en parler, il y a tant à en dire. En Géorgie et en Caroline du Sud, l’ananas est symbole d’hospitalité: soyez les bienvenus dans ce qu’on appelle ici « le Sud ».

Oh freedom over me and before I’d be a slave I’d be buried in my grave and go home to my Lord and be free (chant de liberté d’un esclave noir américain)

En 1848, le petit village de Terminus devient Atlanta, à la jonction de la Western & Atlantic Railroad et de la Georgia Railroad. Aujourd’hui, Atlanta dans l’imaginaire collectif, c’est un énorme aéroport (le hub de Delta Airlines), on y passe souvent sans s’y arrêter, quel dommage! Capitale fameuse de Coca-Cola et des JO, cette cite pétillante a pourtant beaucoup plus à offrir. En nous promenant dans ses sous-bois et dans son centre ville, elle nous fait penser par certains côtés au charme de Washington. En nous arrêtant chez Varsity, le plus grand drive-in du monde (c’est écrit sur la porte), je constate qu’il n’y a que l’estomac plein que je suis bonne à quelque chose : nous nous égarons entre son parking gigantesque et les nombreuses salles du restaurant (mais où poser nos plateaux ?). Une fois rassasiés, nous pouvons commencer la visite.

Au Musée Coca-Cola, nous apprenons qu’à sa création, la boisson est distribuée gratuitement partout aux Etats-Unis, elle se fait ainsi rapidement connaître et se vend 1 nickel (soit 5 cents) la bouteille. La clé de ce succès mondial ? Se rendre exportable partout, le Coca-Cola étant brassé comme de la bière. Je me remémore quelques voyages lointains. Après l’escalade de la falaise de Bandiagara, le seul rafraîchissement offert était effectivement une bouteille de Coca bien fraîche… A la sortie de l’exposition, après avoir goûté à toutes les gammes de Coca-Cola en free refill, vanille, sucre de canne, cerise, nous nous dirigeons vers le Musée des Droits civils, un autre incontournable d’Atlanta : nous allons pouvoir mesurer à quel point la lutte des Afro-Américains a fait battre le pavé et le cœur de la ville.

Petit moment d’angoisse devant le panneau qui identifie les « ségrégationnistes » de la région, et émotion devant une reproduction de l’affiche de Norman Rockwell, The Problem we live with (l’artiste représente cette petite fille noire, Ruby Bridges, qui se rend courageusement à l’école des Blancs escortée par des policiers au temps de la déségrégation). Les temps sont alors troublés. Lester Maddox refuse de servir des étudiants de couleur dans son restaurant. Les Jim Crow Laws, un package de lois ségrégationnistes, détaillées par état, interdisent les mariages mixtes, les manifestations, et organisent la séparation entre les « races » à l’école, dans le bus, dans les lieux publics de toute sorte. Jim Crow est le héros d’une chanson datant de 1828 chantée par Thomas Dartmouth, un Anglais nouvellement émigré aux Etats-Unis qui se noircissait le visage et les mains lorsqu’il se produisait en public.

Les Jim Crow Laws réglementent la vie des « white » et des « coloured people » de 1876 à 1964. Les communautés n’ont pas le choix, elles doivent vivre séparées. Ce musée n’est pas sans nous rappeler le National Museum of African American History and Culture inauguré l’an dernier par Obama à Washington. Tandis que le musée de DC retrace l’histoire des Afro-Américains depuis l’arrivée des premiers Africains dans le cadre de la Traite sur le continent américain jusqu’aux All-Black Towns, ces villes uniquement peuplées de Noirs, le musée d’Atlanta lui se focalise sur la vie durant la ségrégation et la lutte de la communauté afro-américaine pour en sortir : sit-in, freedom riders, well-dressed protestors, autant de demonstrations de révolte qui ont mené à la Marche sur Washington, en 1963, puis à la Poor People’s Campaign en 1968, toutes deux emmenées par Martin Luther King. Le fameux pasteur est une vedette ici. Dans une salle du Musée qui lui est dédiée, une boîte de mouchoirs est mise à disposition des visiteurs devant le film de son enterrement qui tourne en boucle (on aperçoit Belle et Ada, les mules qui tirent le cortège funèbre). L’émotion est au rendez-vous.

Le King est né à Atlanta en 1929 dans le quartier de Sweet Auburn Street. Nous nous rendons sur les lieux pour saisir l’ambiance. Comme il est étrange de se rendre dans l’église où il prêchait. C’est comme si on entendait sa voix, et pourtant tout semble normal, des gens viennent ici tous les dimanches pour louer Dieu. N’oublions pas qu’en descendant vers le Sud, nous sommes entrés dans la « Bible Belt », une zone géographique et sociologique très religieuse, qui se réclame d’un protestantisme rigoriste. Nous nous recueillons sur la tombe du fameux pasteur assassiné à Memphis, le site est géré par le National Park Service.

On nous explique l’importance de la religion et de l’éducation au sein de la communauté noire : l’Église est alors un des seuls domaines que les Afro-Américains peuvent organiser comme ils le souhaitent. Martin Luther King reçoit une éducation religieuse forte et poursuit des études de théologie, au point de développer une pensée assez sophistiquée qui le mène vers la non-violence, dans les pas de Benjamin May et de Gandhi. A cette époque, les Afro-Américains remettent en question le système dans lequel on les oblige à vivre, soi-disant « égaux » mais, de fait, toujours « séparés » et surtout relayés au second plan. J’ose cette question : au fond, cela a-t-il changé depuis ? Qu’est devenu ce jeune garçon des années 1960 aux yeux remplis d’espoirs et de rêves qui marchait sur Washington ?

La lutte est en marche et rien n’arrête la quête de liberté : Rosa Parks, et avant elle la jeune Claudette Colvin, refusent de céder leur place dans le bus. En Caroline du Nord, quatre jeunes hommes de couleur refusent de quitter le comptoir du magasin Greensboro tant qu’on ne les servira pas. Le SNCC (Student Non Violent Coordinating Committee) milite pour les Freedom Rides, emmenées par John Lewis qui deviendra représentant au Congrès. Joséphine Baker use de sa notoriété pour faire entendre la cause des Afro-Américains, les chanteuses Mahalia Jackson, Marian Anderson et Odetta plaident leur cause en musique et Joan Baez reprend “O Freedom over me” en solidarité. En 1965, les marches de Selma à Montgomery donnent une visibilité mondiale aux inégalités subies par les Afro-Américains.

I love your Hair, Tim Okamura

Dans les années 1960, le maire d’Atlanta Ivan Allen Jr est très impliqué dans la défense des Afro-Américains et il ne ménage pas sa peine pour transformer le Vieux Sud ségrégationniste en Nouveau Sud progressiste : il est convaincu que la ségrégation mène toute la région à sa perte. Il enjoint les habitants d’Atlanta à éliminer la ségrégation raciale et à faire de leur ville un modèle inspirant pour le reste du monde. Il est le seul homme politique blanc du Sud à avoir eu une telle démarche. Cela explique sans doute en partie la forte migration vers le Sud, et en particulier à Atlanta, de nombreux Afro-Américains dans les années 1970. Fière de ses efforts, la ville adopte une nouvelle devise : « Atlanta, the city too busy to hate ».

Après cette découverte passionnante de la grande capitale du Deep South, nous partons vers l’est rejoindre la côte et nous pénétrons en terre gullah, nom d’une communauté afro-américaine originaire de Sierra Leone, une région composée d’îles et de plaines côtières à mi-chemin entre la Caroline du Sud et la Géorgie. La particularité des Gullah provient de leur relatif isolement géographique : ils habitent dans les zones où furent implantés leurs ancêtres au XVIIIe siècle. De 1730 à 1739, environ 20 000 Africains furent réduits en esclavage en Caroline du Sud. Forcés à cultiver le riz dans des zones très difficiles d’accès, les Gullah se seraient paraît-il mieux acclimatés aux conditions de vie tropicales, tandis que les Européens étaient décimés par la malaria. Les Gullah conservèrent d’importants traits culturels africains (dans le domaine de la gastronomie, de la médecine, de la musique ou encore de l’habitat), contrairement à l’ensemble des Afro-Américains. Ils parlent un créole à base d’anglais et sont considérés comme la seule nation américaine non amérindienne.

Sur l’île de Hilton Head où nous nous arrêtons, la marée découvre et recouvre un paysage d’estuaires et de marais; dans cette semi-savane, on verrait bien passer des girafes. Mais ce sont des crabes tout peureux, des palmiers et troncs d’arbres échoués sur la plage. Il faut tenir le pied du parasol, une légère brise est prête à l’emporter. Au large on assiste à la pêche des pélicans.

Le Sud dévoile le visage d’une autre Amérique, peu pressée, lente, paresseuse, insaisissable, partout des racines, des branches entremêlées, ça fait un peu bazar, des oiseaux de toutes sortes sachant chasser s’envolent poussivement. Il fait humide. Des palmiers aux troncs tressés me font réaliser que la nature prend patience, prend son temps – ici encore plus qu’ailleurs. Lorsqu’on s’aventure un peu dans l’île, c’est une jungle épaisse. Les animaux vivent au rythme lent de la rivière, sans se presser face à notre impatience. Attendent-ils de nous croquer ? Dans les eaux troubles, chargées en tanins, entre les jacinthes d’eau et les nénuphars, des crocos rient aux larmes, indolents. On est un peu effrayés mais eux restent statiques. Lorsqu’un orage éclate, je me prends à imaginer la vie des habitants d’ici, dans la moiteur, à une autre époque et sans la clim. Cela ne devait pas être rassurant, au milieu de toute cette forêt, de faire face aux éléments et à la vie qui grouille et s’insinue partout. J’ai souvent ces pensées, à Washington ou ailleurs : quelle était la vie des Américains des premiers temps ? Leurs motivations étaient-elles plus fortes que leurs états d’âme ? Le confort nous aveugle et masque les difficultés vécues par d’autres, quand bien même nous voudrions les voir.

A Savannah, cité mystérieuse pleine d’ombres, de fantômes et de sorcellerie vaudou, nous découvrons les restes des mauvais esprits du Deep South, le Sud profond : les esclaves Gullah espéraient les voir se noyer en peignant les plafonds de leur chambre en bleu. On appelle cela le haint blue (bleu des esprits). Les maisons sont construites en tabby, un béton à base de chaux, de coquillages, de graviers et de pierres.

A table, nous mangeons des plats cajun, dans la tradition de la soul food, une cuisine qui a une âme. Le gumbo est un plat traditionnel, mélange d’influences espagnole, française, africaine et créole. Le jambalaya chante joyeusement dans nos assiettes. Le pain de maïs est un régal, les hushpuppies (beignets de farine de maïs frits) font l’affaire pour l’apéro. Le Po-boy ou poor boy sandwich s’invite aussi à table. Et que dire de ces délicieux beignets de tomates vertes ?

Pecan Pie et beignets de tomates vertes, uhm!

Savannah serait la première ville planifiée des États-Unis : un plan aux rues perpendiculaires, laissant des espaces pour des jardins publics et vingt-quatre petits squares, dont vingt-deux subsistent encore aujourd’hui. Plantés de chênes et de magnolias, ces arbres vénérables sont recouverts de mousse espagnole ; cela leur donne un air barbu, triste et mystérieux. Abandonnées aux touristes en calèches, ses rues vous font passer de jolies places en cimetières. Chaque maison ou presque a une histoire de fantôme à raconter, il y a eu tant de morts ici, les anecdotes ne manquent pas : la guerre d’Indépendance, la guerre civile, les incendies à répétition, les épidémies et les âmes errantes de milliers d’esclaves… Pour conjurer le sort nous nous offrons une promenade jusqu’à la rivière pour admirer les façades en brique des anciens entrepôts de coton, vestiges d’une époque glorieuse.

Savannah serait aujourd’hui la ville la plus cosmopolite du Sud, héritage de son passé et des vagues de migrations qu’elle a connues au fil des siècles. Elle est citée parmi les plus belles villes d’Amérique du Nord. Nous confirmons. Son atmosphère étrange nous a charmés.

Dernière étape à Charleston, une ville réputée comme le grand centre de la traite des Noirs dès 1730. Un héritage difficile à porter quand on imagine toutes les âmes en peine qui sont arrivées à l’entrée du port, une porte d’entrée comparable à Ellis Island puisque par elle transitaient 40 % des esclaves d’Amérique du Nord. C’est d’abord le riz qui a fait la fortune de Charleston.

Le coton et l’indigo, exportés vers l’Europe, enrichissent les commerçants dans un deuxième temps. En 1770, Charleston était le plus grand port du pays après Boston, New York et Philadelphie. Il est resté un point de contact important sur la côte est. Les riches descendants des premiers colons anglais arrivés en 1670 et des huguenots français (arrivés dès la révocation de l’édit de Nantes) se sont construit de superbes bâtisses, encore éclairées de lanternes au gaz. De cette lointaine époque jusqu’à nos jours heureux, des générations de puissantes familles se sont succédées dans les demeures d’un autre temps que nous admirons comme dans un musée à ciel ouvert. C’est dans ce lieu de violence et de raffinement que George Gershwin composa Porgy and Bess, un classique de la culture américaine : cet opéra raconte l’histoire de Porgy, un mendiant noir vivant dans les bas-fonds de Charleston qui tente de sauver Bess des hommes qui la menacent.

Notre voyage s’achève dans un décor de cinéma qui a pourtant du mal à faire oublier les stigmates du passé: les plantations de Magnolia, Middleton Place et Drayton Hall se complaisent dans leurs atours comme autant de décors possibles d’Autant en emporte le vent.

Le jasmin, les camélias, l’aubépine et d’immenses cyprès moussus se reflètent dans les eaux noires, bordées d’iris sauvages et d’hibiscus. A l’approche d’un nouvel orage, je me demande comment fit cette chère Scarlett O’Hara pour supporter la moiteur ambiante sous ses robes à crinoline…